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L'instant périodique d'énervement

Il y a un moment dans le mois où survient l'instant périodique d'énervement. C'est un moment unique, toujours provoqué par le même facteur extérieur, entraînant toujours la même cause inhérente, ayant toujours pour conséquence le même effet manifeste. Cet instant, c'est l'arrivée de Troisième Civilisation dans ma boîte aux lettres.

Troisième Civilisation, c'est le mensuel édité par l'ACEP (dont l'acronyme est à elle-seule énervante) pour le compte du mouvement Soka en France (et par extension dans beaucoup d'autres pays francophones). Pionnier de la diffusion du bouddhisme par voie de presse, Troisième Civilisation existe depuis maintenant plus de trente ans. Il remplaçait une petite revue assez terne mais très informative baptisée d'un titre évocateur : L'Avenir. Dès son origine, Troisième Civilisation avait pour vocation de vulgariser le bouddhisme de Nichiren et de le mettre à la portée du monde quotidien sous la forme d'un magazine moderne, accessible, simple et bon marché. Il suivait en tous points la volonté de la SGI et de son président de sortir le bouddhisme du carcan monastique et paroissial pour lui permettre une adéquation avec la modernité du monde occidental contemporain.

Troisième Civilisation était une référence à une allocution de Daisaku Ikeda dans laquelle il faisait appel à l'émergence d'une troisième civilisation, succédant à celle de l'idéalisme et à celle du matérialisme et intégrant ces deux tendances dans une démarche humaniste et globalisée. L'époque n'était pas à la mondialisation, mais à la guerre froide. Le monde était enlisé dans les conflits, les famines, les décalages entre Nord et Sud, Est et Ouest. Pourtant, Daisaku Ikeda ne cessait de donner de la voix pour faire entendre son message et celui de nombreux autres intellectuels qui entrevoyaient déjà les transformations actuelles. Enfin Troisième Civilisation avait pour sous-titre : pour l'éducation, la culture et la paix. En soi, le projet était noble et le message fort, même si les moyens étaient maigres et l'exposition réduite.

Au cours de ces trente ans, le magazine a subit nombre de moutures, de changements intérieurs et extérieurs. C'est la vie des publications, semblables à ceux et celles qui les font et les défont. Mais passant d'un trait sur cette longue et extraordinaire histoire qui a permis à des milliers de gens de connaître le bouddhisme, à des milliers d'autres d'être encouragés dans la foi aux confins de la francophonie, et à des dizaines de pratiquants de s'impliquer dans une aventure humaine qui dépassait largement leurs intérêts propres ou leurs désirs secrets de reconnaissance sociale. Troisième Civilisation était devenu si familier, si proche de nous que son titre avait été changé pour 3eme Civ' tant le concept était intégré.
Et aujourd'hui ? Alors que le mouvement Soka a subit une refonte complète, les publications ont bénéficié d'une manne financière providentielle, issue de la fusion de toutes les entités à vocation mercantile du mouvement (publications, boutique, articles religieux, séminaires, etc.). Ainsi, le journal a bénéficié d'un achat de matériel sans précédent et du recrutement de plusieurs collaborateurs professionnels. Toutes ces transformations avaient été longtemps attendues et s'avéraient nécessaires depuis de longues années. Ainsi Troisième Civilisation est passé du stade de magazine collectif et bénévole au rang de support de presse professionnel. Dans ces conditions, on aurait été en droit d'attendre un surcroit de qualité, une augmentation du contenu en volume et en diversité, une montée en gamme du magazine pour rejoindre des équivalents distribués en kiosques comme les Nouvelles Clés, ou les Tricycle...

Et bien non. 36 pages qui sont passés de bichromie en quadrichromie, entendez que le noir et blanc garni d'une couleur unie décorative a été supplanté par de la couleur souvent incontrôlée qui parfois met en relief les défauts plutôt que de rendre l'ensemble plus agréable. Le prix est resté inchangé... ou presque. Et le reste ?
3eme Civ', un peu trop familier, est redevenu Troisième civilisation. Le sous-titre a disparu et le sens même du titre est devenu assez nébuleux, décalé par rapport aux nouvelles réalités, à la diversité du monde, au multi-culturalisme, à la globalisation, à l'émergence des réseaux et des communautés transversales... L'objectif de pédagogie, de culture et de paix s'est largement atténué et ne semble plus faire sens à l'intérieur des articles qui sont essentiellement phagocytés par des cours de M. Ikeda, les idées de M. Ikeda, les citations de M. Ikeda, les actions et les distinctions de M. Ikeda. Restent quelques places pour des papiers apparemment culturels ou de portée générale qui n'ont pas toujours de rapport avec le bouddhisme, ni même avec l'esprit de fusion entre le sacré et le quotidien (jap. obutsu myogo). Ils peuvent servir de divertissement entre deux tranches de « senseïmania » et permettent pour l'instant au magazine de conserver son statut de publication périodique et de bénéficier de tarifs préférentiels pour l'envoi postal.
Que s'est-il passé ? Ou plutôt où est passé Troisième Civilisation ? En ouvrant le dernier numéro, je sens monter l'instant périodique d'énervement. Je survole la prose copiée de l'éditorial et de la page du consistoire. La « senseïmania » commence dès l'entrée en matière. Puis c'est le festival : cours de gosho, étude mensuelle... puis une expérience française (miracle !)... puis hop on y retourne... Je passe les pages au pas de charge en soufflant comme un cheval impatient et j'arrive à la dernière de couverture qui fait la pub d'une énième publication d'un entretien Ikeda-Toynbee datant des années soixante ! C'est en est trop. Les photos pleine page du couple de pratiquants parfaits (elle+lui+le petit), genre publication des témoins de Jéhova, tranchent avec la vie de Nichiren en feuilleton, illustré par des gens que j'aime bien mais que je préférerais voir illustrer des vrais histoires pour enfants et non du readers' digest de pacotille.
Je ferme. Je regarde une dernière fois la couverture. Une silhouette en posture étrange face au coucher/lever du soleil. On se croirait devant une bouquin new-age de Carlos Castaneda ou un journal de développement personnel à base de médecines douces et de magnétisme. Ça ferait très bien sur un stand au salon de l'occulte et du paranormal.

Soit ce canard ne s'adresse pas à moi, et il est normal que je ne m'y reconnaisse pas du tout. Soit ce canard a gagné en moyens ce qu'il a perdu en âme, et il est normal que je ne m'y reconnaisse pas du tout non plus. Mais que faire quand on ne se reconnaît pas dans une publication que l'on avait l'habitude d'apprécier, même de façon mitigée ? Que faire quand l'arrivée du magazine provoque cet instant périodique d'énervement ? Ecrire ? Pour quoi faire ? La rédaction n'a pas le courage, ni la décence de répondre à des lecteurs chevronnés. Alors ?
Prier... et éventuellement résilier l'abonnement. Car les journaux sont comme les gens qui les font. Un beau jour, ils meurent. Il ne reste alors que les archives pour se rappeler de leur souvenir.