06:55

Se dresser seul

La rhétorique de Soka Gakkai est, hélas, pleine de phrases toutes faites, de mots valises et de pseudo-devises qui sonnent comme des slogans, évoquent un imaginaire héroïque et impliqué, que ceux et celles qui ont connu l'époque Maoïste reconnaissent aisément. L'une d'elle est : se dresser seul. Ce slogan invite chaque pratiquant à ne pas attendre d'aide de l'extérieur et à prendre sur ses épaules la responsabilité de transformer sa propre vie et pendant qu'il (ou elle) y est la responsabilité de diffuser largement les enseignements Soka au plus grand nombre. L'argument est simple : nous sommes tous, individuellement, responsables tant de nos vies que de celles des autres.

Le problème des slogans comme celui-ci c'est l'à propos de son usage. Pour le dire simplement : à quel moment encourage-t-on quelqu'un à se dresser seul ?

D'après mon expérience personnelle du bouddhisme, on encourage les gens à se dresser seuls lorsqu'ils démontrent un réel désir d'accomplissement personnel au travers d'une recherche spirituelle ou philosophique. Ce qui signifie que l'on est en présence de quelqu'un de mature, voire adulte dans tous les sens du terme, capable de recevoir un tel encouragement. Il ou elle saura en faire usage car capable de l'intégrer dans une démarche acquise, travaillée, voulue. Celui ou celle qui se dresse seul est alors capable de voir l'impact de cette posture psychologique sur sa propre démarche de vie, sur le chemin qu'il ou elle a choisit pour mener son existence en ce monde.

Toujours d'après mon expérience personnelle, se dresser seul est un slogan improductif et inutile pour quelqu'un qui est en détresse, physique ou morale. Les difficultés et les obstacles à surmonter ont cette propriété d'obscurcir l'avenir d'un individu et de le plonger dans un état de souffrance et de désespoir plus ou moins profond. Dans un tel état, l'impératif de se dresser seul devient une charge, une pression, supplémentaires qui ne font qu'alourdir le navire qui prend l'eau. Se dresser seul devient alors une injonction paradoxale, irrationnelle, à la limite du sacrifice ou du martyr, nous reléguant à des croyances précédentes et différentes de l'enseignement essentiel du bouddhisme.

Le bouddha, ou plutôt l'éveillé(e), est un individu adulte, responsable et conscient de sa responsabilité personnelle dans l'ensemble des événements de son existence. Il ou elle comprend également l'impact de son action sur la vie des autres. Cette prise de conscience s'accompagne d'une réelle compréhension de l'impossibilité de contrôler les événements auxquels l'individu est confronté. Il ne reste plus alors qu'à ajuster son attitude en fonction de ce qui survient et en maintenant au mieux le cap de sa propre existence à la manière d'un capitaine de navire balloté par les flots. L'éveillé(e) est l'individu qui considère à chaque instant qu'il ou elle se dresse seul, rencontrant les autres éveillé(e)s dans la même disposition d'esprit. Ensembles, ils et elles sont capables de soulager la souffrance de ceux et de celles qui n'ont pas encore adopter cette gymnastique intérieure.

La période des fêtes est propice aux suicides et aux désespoirs de toutes sortes. Cette organisation presque mondiale de congrégations et de réunions amicales ou familiales amplifie également la solitude de ceux et de celles qui n'ont ni la capacité ni la perspective de se dresser seul(e)s. C'est pour cette raison que le taux de suicides grimpe, tous territoires confondus, à cette époque de l'année.

Dans l'adversité, nous ne sommes pas tous égaux, et quels que soient les disciplines auxquelles nous faisons appel pour soutenir nos vies, aucun de nous n'échappe à des moments d'intense souffrance ou de désespoir irréductible. C'est à ce moment-là qu'il faut oublier les slogans et les phrases toutes faites pour revenir à des attitudes concrètes de bienveillance. L'hospitalité, la tendresse, la générosité, l'ouverture et l'écoute sont les attitudes attendues par ceux et celles qui ne peuvent, ni ne veulent se dresser seul(e)s. Dans ces moments-là c'est l'amour, la sympathie, l'affection et l'estime qui deviennent les dons du bouddha, ses enseignements, son action.

Le bouddhisme n'est pas une philosophie froide, chirurgicale, pontifiante ou doctrinaire. Ses enseignements sont d'abord et toujours le soulagement du désespoir et de la souffrance. Et ce soulagement n'est pas apporté par la connaissance académique ou le raisonnement logique ou même la croyance dogmatique. Le bouddha soulage les individus par sa capacité à protéger, à aimer et à permettre l'édification des individus. Ces trois vertus de souverain, de parent et de maître n'ont rien d'une condescendance charitable ou d'une hiérarchie pragmatique. Le bouddha est comme sœur Emmanuelle. Il aime les gens, alors il les tutoient. En ce sens, les bouddhas ne connaissent que la proximité avec tous les êtres humains, des plus beaux aux plus laids, des plus aimables au plus détestables, des meilleurs aux plus méprisables.

Très tôt, j'ai appris à me dresser seul, non contre les autres, mais simplement par moi-même. Cette année, qui a été éprouvante tant du point de vue physique que du point de vue psychique, m'a encore appris qui étaient les gens qui m'aimaient et me protégeaient. J'ai également pris conscience que ceux et celles qui disent nous aimer, nous apprécier, nous aider peuvent devenir les plus laids, les plus détestables et les plus méprisables des êtres. Il me faut apprendre à les aimer aussi, à continuer de les protéger et à leurs permettre de devenir meilleurs. C'est aussi cela se dresser seul.

Bonne année à tous.