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La foi en vacance

Pratiquer le bouddhisme en dehors du cadre rigide de la discipline monastique pose un certain nombre de problèmes typiquement humains. Notre tendance à l'inertie rend les exercices spirituels et les rituels beaucoup plus ardus qu'il n'y paraît. Quand par dessus cela, il faut également être pro-actif dans les activités de congrégation, là c'est mission impossible.
En France et dans la plupart des pays, la Soka Gakkai repose intégralement sur la capacité sociale des individus qui pratiquent les enseignements qu'elle diffuse. Dans les contrées encore fortement agraires, de sociétés très soudées par des parentées et des liens tribaux, le bouddhisme trouve en général un terreau fertile pour se développer. Dans les sociétés anonymes, de type occidentales, où l'individualisme outrancier en a fini avec le lien social, c'est beaucoup plus dur. On pourrait penser le contraire à cause de la permissivité apparente des occidentaux et de l'ostracisme inhérent aux sociétés de ce qui fut autrefois le Tiers-monde. Mais il n'en est rien.
C'est en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud où la Soka Gakkai voit des développements de grande échelle. Et c'est en Europe et aux Etats-unis que l'on rame pour faire passer le message et pour reconstruire des communautés spirituelles. L'individualisme libéral y est pour une part. Mais la véritable plaie de la spiritualité en Occident, c'est l'incapacité des individus à se prendre en main et à mener un projet jusqu'à son terme. Le confort, même précaire, est largement suffisant chez nous pour que l'on n'aie pas à se préoccuper de trop en cas de coup dur ou bien dans les périodes de stagnation.
Mais le problème ne s'arrête pas là. L'inertie de nos pays, soi-disants évolués, est telle que nous ne nous apercevons de rien, que notre horizon est bouché, tant nous sommes divertis par une légion de menus détails comme le téléphone, la télé, les jeux de toutes sortes, les drogues de toutes sortes, les usages futiles et inutiles, et la consommation délirante dans son ensemble. Tout ce flux incessant vient nous retirer le peu de force vitale que nous sommes capable de mobiliser pour nous lever le matin et nous laisse paralysés sur des chemins de traverse qui ne débouchent que sur la violence, la bêtise et davantage de consommation.
C'est pour lutter contre cette inertie, cette forme insidieuse et subtile de corruption de l'esprit, que le moine du 13e siècle, Nichiren, a diffusé sa pratique liturgique et ses enseignements. Il ne les a pas sortis de la cuisse de Jupiter (qu'il ne connaissait sans doute pas) et les a synthétisés de la tradition bouddhique dont il était issu et dont nombre de moines japonais avant lui s'étaient improvisés les conservateurs.
Cette pratique bouddhique ne s'inscrit pas dans la stricte voie monastique. Son fondateur, Nichiren toujours, ne l'avait pas conçue comme une école distincte et concurrente des autres écoles de son époque, mais plutôt comme un mouvement populaire et informel. Ce sont ses héritiers (des moines) qui instituèrent les différentes et divergentes écoles qui existent aujourd'hui. Chasser le naturel, et il revient au galop.
En tant que pratique (et là je parle de ce que les grecs appellent la praxis), le bouddhisme de Nichiren est très différent des bouddhismes monastiques. Il s'inscrit dans le quotidien, se développe dans le monde du travail, dans la famille, dans les relations sociales et fait partie de l'existence humaine comme une composante naturelle indistincte, comme l'hygiène, l'alimentation ou la culture. Et c'est ainsi qu'il a été compris au début du vingtième siècle par nombre d'intellectuels japonais.
C'est, à mon avis, sur cette simplicité que les fondateurs de la Soka Gakkai se sont appuyés en démarrant le mouvement Soka. Il a pris au fil, des périodes et des dirigeants, des styles différents, mais il a conservé jusqu'à aujourd'hui une certaine cohérence avec le message originel de Nichiren, fondateur de la doctrine : un mouvement populaire et informel qui s'inscrit dans le quotidien de monsieur et madame tout-le-monde.
Il n'en demeure pas moins difficile à pratiquer dans ce même quotidien. Parfois même, il peut apparaître comme plus complexe à mettre en œuvre que de s'ordonner bonze. Car la discipline monastique a ceci de plus simple : on quitte tout et en s'extrayant du monde on ne se consacre plus qu'à une seule chose la recherche de l'illumination. Je ne vais pas essayer de démonter ce concept, mais il est certain que c'est au moins aussi simple que de quitter la vie séculière pour entrer au monastère ou au couvent.
Alors au quotidien, pratiquer le bouddhisme de Nichiren c'est pas simple. Surtout si l'on atterrit dans une campagne à faible densité de population (et par extension à faible densité de pratiquants). Sans contacts autres que ceux que l'on suscite, où les rares bribes d'informations que l'on glane à droite et à gauche, il devient très difficile de maintenir le cap et surtout d'alimenter la foi. A moins d'avoir une longue expérience et un gros bagage culturel spécifique au bouddhisme, il est alors très facile de verser dans le fossé de l'inertie et de dériver plus ou moins vite. Je comprends les nombreux pratiquants qui ayant quitté la capitale, ou bien des villes très actives, ont vu leur pratique décliner et parfois même disparaître.
Relié au mouvement Soka mondial de nombreuses façons et surtout au travers d'une forte activité de blog et de discussions sur des listes de diffusion et des groupes de Facebook, je poursuis ma pratique avec un grand sentiment d'isolement régional. Et bien que je conserve de nombreux liens avec des pratiquants de l'Ile de France où j'ai milité ces vingt dernières années, je regrette l'inertie que je suis forcé de constater dans la région où j'habite. Il est courant d'invoquer les distances, le manque de temps et la difficulté à accorder les emplois du temps... Mais à la lumière d'une pratique bouddhique qui a pour but central d'augmenter la force vitale de l'individu, toutes ces raisons sont seulement le reflet de l'inertie très puissante qui règne.
La capitale n'est pas exempte de l'inertie, et bien souvent les gesticulations et les empressements s'appellent activités, mais n'en sont pas. Mais cette interminable succession de réunions diverses et variées donne l'illusion d'une action dans le monde de la foi, dans le mouvement Soka. Et dès que tout cela s'arrête, alors ce qui alimentait la pratique s'éteint et fini par s'étioler.
L'éloignement (de la ville et entre les gens) a cette capacité de révélation. Il révèle la vacuité et l'inconsistance dans les intentions et les attitudes. Il révèle aussi la faiblesse des discours et des phrases toutes faites. Une fois le bruit disparu, que reste-t-il du mouvement Soka à la française. Pas grand chose. Et il faut tous les efforts d'une poignée de pionniers pour maintenir à bout de forces et de bras un réseau fragile et facile à rompre.
Vu d'ici, de Senlis, en Picardie, le mouvement Soka est un concept séduisant et abstrait. La réalité est très différente des longs et édifiants passages de la Nouvelle Révolution Humaine, très différente des proses insipides des publications et complètement différents des envolées lyriques des Discours et entretiens de Daisaku Ikeda. Car l'éloignement fonctionne aussi dans ce sens-là, de là-bas où les choses se décident, se formalisent, se commandent.
Alors que faire ? Comment changer ce qui semble immuable ?
J'ai la conviction que cela passe par redécouvrir sa propre capacité à diffuser le bouddhisme et à initier les autres à sa pratique. Mais peut-on encore utiliser les arguments de Nichiren : faire la démonstration de nos erreurs actuelles, invoquer les catastrophes desquelles nous sommes l'origine, expliquer la perversité de nos croyances dans le capitalisme, dans l'argent roi, dans l'idéologie, dans l'illusion...
Non, il faudra changer de disque. La recette est repoussante. Personne ne veut de cette soupe, pas même les millénaristes chevronnés qui préfèrent aller chercher le salut auprès des Témoins ou des Evangélistes. Il faut trouver une nouvelle approche. Sortir de « l'orbite du bonheur », du positivisme de pacotille et surtout des promesses invérifiables et intenables. Et surtout, il faut quelque chose qui parle aux plus jeunes.
La foi est en vacance en France. L'espoir s'amenuise au gré des licenciements, des lois répressives et de l'accumulation des calamités et des désastres dont on soupçonne que nous y sommes pour quelque chose. Mais les jeunes, fraichement débarqués sur la planète Terre, sont en droit de demander pourquoi c'est à eux et elles de payer pour nos conneries ? Ils et elles sot en droit d'exiger qu'on arrête de saccager le monde qu'ils et elles habiteront quand nous seront de la poussière. Et pour combler la vacance, ni les slogans politiques, ni les messages religieux ne seront de taille à offrir un avenir concret et véritable aux prochaines générations.
Il va donc falloir retourner à l'école de la vie et trouver de nouvelles pistes et forger un cadre pour pratiquer le bouddhisme en dehors des règles monastiques et des institutions ecclésiastiques. Relire Nichiren pour comprendre sa démarche, puis réussir à la transposer à notre temps, à notre décor, à notre culture. La réponse n'est pas venue du Japon, trop empêtré dans sa propre culture syncrétique, capable de tout avaler mais peinant à produire du neuf. La réponse, c'est à nous de la fabriquer et nous manquons de temps... N'en déplaise à ceux et à celles qui continuent de mettre la tête dans le sable : cela fait plus de 40 ans que le bouddhisme de Nichiren s'est invité en France. A ce jour, nous n'avons toujours pas de discours...