06:02

L'ombre suit le corps

Les premiers chiffres commencent à tomber et à faire état des retombées du séisme spectaculaire et meurtrier qui a ébranlé le Japon il y a quelques jours. L'ampleur est immense, désastreuse, terrible en termes de pertes humaines et colossale en termes de dégâts matériels. Viennent s'ajouter à cela la redoutable explosion qui a soufflé le plafond du réacteur n°2 de la centrale de Fukushima et la menace qui pèse sur le réacteur n°1. Le bilan provisoire est très lourd. Les répercussions sont encore à venir et il est probable que nous ne saurons les véritables conséquences qu'au bout de plusieurs semaines, voire plusieurs mois. La presse française titrait ce matin "la plus grave crise depuis 1945". Cela apparaît comme un euphémisme.

Du point de vue des enseignements de Nichiren, les catastrophes et les calamités sont le résultat conjoint de la perversion des enseignements bouddhiques et de la prolifération de cultes contre nature. A l'époque féodale de Nichiren, le bouddhisme du sûtra du Lotus était confidentiel, minoritaire et totalement inconnu du public. Nichiren ne disposait d'aucun moyen de communication comparable à nos médias multiples et instantanés. Pourtant cela ne l'a pas empêché de publier (c'est-à-dire d'envoyer aux personnalités influentes de son temps) un traité radical pour démontrer que la méconnaissance du bouddhisme conduisait invariablement à l'irruption des trois calamités et sept désastres.

Pour faire court, le non-respect des enseignements bouddhiques entraîne une série de catastrophes qui se déclarent les unes à la suite des autres. Les désastres sont le résultat d'un mépris pour l'environnement, les calamités le résultat d'un mépris pour les sociétés humaines. Les calamités et les désastres sont très documentés et décrits par Nichiren dans son traité Sur la pacification du pays par l'établissement de la loi correcte (jap. Rissho Ankoku Ron). De même que les cataclysmes s'abattent (et s'abattront) comme démonstrations de l'ignorance et du mépris dont peuvent faire preuve les individus, les conditions favorables et les environnements protégés sont le résultat de l'éveil à l'environnement et du respect des autres et de l'écosystème.

C'est en se fondant sur ce principe de Rissho Ankoku (Pacification du pays par la diffusion large des enseignements "corrects" du bouddhisme) que la Soka Gakkai a développé un discours environnemental et une politique engagée contre le nucléaire et contre les déprédations perpétrées contre la planète. C'est aussi sur la base d'une large propagation de ses enseignements (fondés essentiellement sur ceux de Nichiren) que la Soka Gakkai porte la promesse d'une vie meilleure, d'une société de valeur et de valeurs, d'un environnement humain et naturel plus sûr, plus riche, plus humain. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ce message et ses valeurs ont permis de rassembler des populations entières frappées durement par toutes les atrocités du conflit et de ses répercussions. Le développement florissant de SGI, au Japon comme ailleurs, s'est fait symétriquement à l'essor industriel et économique mondial des Trente glorieuses. On trouvait alors une magnifique illustration à la fois locale et mondiale du principe de Rissho Ankoku.

Mais ce développement a trouvé ses limites avec les multiples crises financières des années 90, puis avec les répétitions systémiques du capitalisme du désastre (terme développé par Naomi Klein, entre autres). Le Japon fut historiquement parmi les premiers pays à souffrir de ses crises financières et en quelque sorte le laboratoire d'incubation d'une stratégie de la crise adoptée par toutes les forces de spéculation boursière de la planète. Finalement, par un modernisation de ses articulations et de sa terminologie, les Trois calamités et les Sept désastres étaient de retour sous la forme de récessions, de crises localisées mais meurtrières, de multiples conflits armés de frontières ou intérieurs, bref d'une prolifération des anti-valeurs (consommation aveugle, conflits prédateurs, irresponsabilité individuelle comme sociale) sources de toutes les catastrophes.

Tout au long des années 90, décennie de crise pour le Japon comme pour le reste du monde occidentalisé, la symétrie entre développement de la SGI et le développement économique mondial s'est réduite jusqu'à ne plus être qu'un simple discours incantatoire vide de substance. Au début du 21e siècle, le développement réel de la SGI en nombre d'adhérents comme en nombre d'actions institutionnelles étaient manifestement stagnant ne connaissant de développement qu'en termes de renouvellement de ses effectifs. Politiquement, le parti Komeito, enlisé dans une coalition stérile avec le PLD, tentait de sortir de l'impasse et de ne pas connaître de retour de bâton électoral. Ses efforts n'ont pas porté de fruits et les élections successives de ces dernières années ont réduit l'influence du petit parti pivot au sein de l'échiquier politique et social japonais.

La pratique du Daimoku et des enseignements de Nichiren sont, selon les termes de la SGI, le gage d'un développement individuel et par extension social orienté vers un monde plus sûr, plus riche, plus respectueux de l'environnement. Le Japon bénéficie d'une pénétration très importante de cette philosophie au sein de la société civile avec une représentation de plusieurs millions de foyers. Cette forte présence, près de 10% de la population japonaise, était jusqu'à il y a quelques jours la promesse d'une progression certaine vers un renouveau de la prospérité individuelle et collective ainsi que d'une forme indicible de protection. Mais le séisme de la semaine dernière marque un coup fatal à ce projet d'envergure. Le Japon, point d'origine de la révolution bouddhiste, est désormais l'épicentre d'une catastrophe aux proportions bibliques. Les images retransmises et les témoignages rendent toute la dimension apocalyptique de cette catastrophe.

Se pose alors une question clé : comment le pays berceau du bouddhisme de Nichiren, centre du mouvement pour la création des valeurs, point d'origine de la SGI, est-il finalement le théâtre du déchaînement des Trois calamités et des Sept désastres sous des formes traditionnelles comme nouvelles ? N'y a-t-il pas ici un paradoxe qui nous renvoie au traité de Nichiren et à une réévaluation des orientations et du discours de la SGI ? Ne sommes-nous pas revenus en vingt ans à la situation que connaissait Nichiren à sa propre époque, une époque de confidentialité du sûtra du Lotus ?

Aujourd'hui le temps n'est pas aux réflexions de fond sur les doctrines d'une association bouddhique. C'est le temps de la solidarité et de la compassion. Devant les menaces terribles qui pèsent sur les deux sites nucléaires de Fukushima (Jap. : l'île de la bonne fortune), nos prières sont déterminantes. Mais une fois passé le chaos, il faudra bien reconsidérer le principe de l'ombre qui suit le corps, et des enseignements de Nichiren qui lui sont associés. Il faudra se poser sérieusement la question de la validité du discours de la SGI ces vingt dernières années et de la capacité de sa doctrine à protéger, enrichir et développer les individus, leurs communautés et leur habitat. A travers cette réflexion de fond, une lecture neuve des enseignements clés de Nichiren s'impose, en dehors des éclairages doctrinaux de telle ou telle école, en dehors des sentiers battus et surtout en dehors des sectarismes divers qui tuent le développement d'une spiritualité propre au 21e siècle.

06:09

Les maîtresses soumises de la SGI

En décembre dernier, le magazine Daibyakurenge, support d'étude en langue japonaise de la Soka Gakkai, publiait un commentaire de la lettre de Nichiren, Le Sûtra de l'authentique reconnaissance* (WND 1, 929). On y découvre comment Nichiren considère le rôle central des femmes dans la propagation de l'esprit du sûtra du Lotus et de ses enseignements philosophiques. On y apprend également la valeur considérable et déterminante de la relation que chacun entretient avec ses parents. Publiée en février en langue anglaise, ce commentaire (SGI Newsletter n°8155) arrivera dans les publications de l'ACEP dans les prochains mois.

A la lecture de ce commentaire, le rôle des femmes au sein de la SGI revient en force comme le moteur du développement du mouvement Soka et de la philosophie de Nichiren. Le commentaire signé de Daisaku Ikeda fait une démonstration simple et sans équivoque que les femmes, à la fois en leur qualité d'individu mais aussi en tant que mères de famille et de pivot du foyer, sont à la pointe des progrès humains et sociaux. Les femmes sont en somme les piliers de la SGI.

Cette déclaration de principe articulée sur des extraits des lettres de Nichiren pose de nombreuses interrogations lorsque l'on prend le temps d'observer attentivement le fonctionnement de la SGI, et plus particulièrement les organisations locales, c'est-à-dire dans chaque pays où le mouvement Soka est légitime et représenté dans l'espace public.

La première constatation est l'absence flagrante des femmes des cercles décisionnaires dans la plupart de toutes ces instances ou institutions. les hommes, bien que largement minoritaires au sein du mouvement, et ce à l'échelle mondiale, détiennent la quasi-totalité des postes clés de décision et de commandement. On peut contester la nature des pouvoirs réels conférés aux dirigeants des organisations, arguant qu'il s'agit de fonctions honoraires, informelles ou encore d'ordre religieuses. Mais force est de constater que les institutions sont également des entités économiques dotées de moyens qui sont organisés, rationalisés et contrôlés par des hommes et non des femmes. Force est également de constater que l'écrasante majorité des vice-présidents japonais au sein des instances dirigeantes de SG au Japon est masculine et que la presque totalité des personnalité publiques agissantes et influentes au sein des organisations toutes nationalités confondues sont encore des hommes.

La deuxième observation repose sur le fait que le rôle des femmes, bien que mis en avant par ce commentaire (et bien d'autres écrits et discours par le passé), est très nettement circonscrit à une vision japonaise traditionnelle de la femme dans la société. Essentiellement attachée (pour ne pas dire enchaînée) au foyer et à la famille, le rôle de la femme ne dépasse que rarement la frontière des activités domestiques et surtout l'éducation et le soin apporté aux enfants. L'impact social au travers d'une carrière professionnelle, d'une activité politique ou sociale ou même au travers d'une contribution civile locale n'est jamais abordé sinon au travers des "activités" militantes bénévoles au service de l'organisation religieuse. En schématisant on pourrait dire que le portrait de la femme au sein de la SGI est essentiellement celui de la mère de famille impliquée dans des activités d'aumônerie et de catéchèse.

Enfin la troisième observation repose sur l'injonction paradoxale sur laquelle repose ce discours permanent qui flatte les femmes d'un côté et leur interdit une réelle prise de contrôle des opérations sous prétexte de compassion. En effet, le commentaire cité en référence pose clairement l'opposition entre la compassion et l'intérêt personnel, associé aux calculs et aux rivalités. La compassion apparaît alors comme une forme d'abnégation absolue qui impose l'endurance, la tolérance totale et la persistance comme seul moyen d'action pour faire changer les choses, pour sortir de la souffrance. Cet air a quelque chose de familier et la musique nous est jouée depuis l'avènement de l'ère chrétienne. Bref, la pieuse mère de famille sera également silencieuse, sublime figure de la mater dolorosa si chère à nos sociétés catholiques romaines.

A la lumière de ce commentaire des lettres de Nichiren, on comprend une fois encore la difficulté que les femmes rencontrent à sortir des schémas patriarcaux, insidieux, subtils et omniprésents qui truffent les exégèses et les interprétations, voire les traductions. Il n'est pas ici question de dire que Nichiren, personnalité du 13e siècle japonais est un affreux macho. Il est question ici de comprendre que les hommes de notre siècle et qui organisent la pratique du bouddhisme de Nichiren sont prisonniers d'une phallocratie à peine masquée.

Ce qui m'interroge encore davantage est de comprendre pourquoi les dirigeants de l'organisation Soka continuent de prendre leur rôle dirigeant au sérieux et de perpétuer une tradition patriarcale qui n'a plus lieu d'être. C'est du moins, à mots couverts l'invitation que leur fait le maître de l'organisation Soka, ou du moins son président honoraire. A défaut de comprendre au bout de dizaines d'années de répétition, il aurait suffit de lire pour permettre l'émergence d'un nouveau dispositif laïque, d'un nouvel esprit plus proche de la parité proposée par les enseignements du sûtra du Lotus, pourtant vieux de deux millénaires.

Mais peut-être le problème ne se situe pas dans le comportement des mâles en mal d'autorité. Peut-être faudrait-il se tourner vers l'autre sexe et se demander d'où vient cette incompréhensible passivité et son incroyable soumission à la plus vieille dictature de l'histoire...


* J'utilise reconnaissance pour traduire requital qui a trois sens en anglais : 1. Juste rétribution punitive, 2. Rendre une faveur à quelqu'un, 3. Répondre à (en amour ou en affection).