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Comment devient-on bouddhiste en Picardie ?

La question est sérieuse. La réponse aussi. On ne devient pas bouddhiste comme l'on entre en religion. Il est même difficile de dire si le bouddhisme est une religion ou une philosophie ou, tout simplement, un code éthique. Mais le bouddhisme est très certainement une pratique. Alors, il ne reste plus que l'expérience personnelle pour décrire le passage entre le moment où l'on ne pratique pas encore le bouddhisme et celui où on le pratique.

Je me souviens très précisément de ma rencontre avec le bouddhisme, il y a maintenant 22 ans. J'habitais chez mes parents, dans une banlieue très moche de la région parisienne et j'appréhendais le moment fatidique où je devrais aller servir sous les drapeau comme tous les jeunes hommes de mon âge. En quête de sens dans la vie, j'avais lu beaucoup, de manière anarchique et en dehors de tout parcours scolaire ou universitaire de nombreux ouvrages sur les religions, les spiritualités du monde, la magie, l'ésotérisme, l'occulte, etc. J'avais une haute opinion de l'activité spirituelle et les traditions orientales me semblaient parfaitement exotiques et très éloignées de mes préoccupations quotidiennes et de mes vicissitudes de jeune homme.
Mon père avait déserté le foyer familial assez discrètement et très progressivement et ma mère s'était incarcérée dans une routine complexe faite d'une foule de détails et de trois enfants en âge d'aller vivre leurs propres vies ailleurs mais qui profitaient au maximum des derniers moments de dépendance avant d'être parachutés dans ce monde cruel. L'appartement de 90 mètres carrés que nous occupions à Aubervilliers (93) suffisait à peine à contenir les débordements psychologiques et hormonaux de chacun et l'endroit commençait à ressembler à un quartier assiégé avant l'assaut.

Quelle ne fût pas ma surprise quand Maman nous annonça que nous étions invités un samedi à prendre une collation chez une voisine saluée régulièrement mais pas vraiment intime. Elle organisait, disait ma mère, sa première réunion sur le bouddhisme. Du bouddhisme à Aubervilliers ! J'étais plus outragé que stupéfait. Comment une philosophie aussi complexe, aussi noble, aussi spirituelle, pouvait-elle se trouver perdue dans une banlieue pourrie, à peine sortie du stade de taudis et terrains vagues. Et comment pouvait)il y avoir des moines en robe safran dans les parages sans que personne ne s'en soit aperçu.
Armé de mes a priori et d'une bonne dose de cynisme post-adolescent, je me rendais le samedi suivant à cette fameuse réunion. Profitant du buffet, j'invitais quelques copains de la résidence. Mon frère et ma sœur en faisaient de même. Le clan tout entier vint sonner à la porte de la voisine. Ravie et visiblement dépassée, elle nous fit entrer dans son appartement pour rejoindre une dizaine d'autres personnes qui par un prompt renfort passèrent à plus d'une vingtaine.
La réunion se tenait dans le salon où trônait un autel japonisant ouvragé et laqué dans lequel pendait un curieux parchemin en caractères chinois. Autour de l'autel étaient agencés un vase de feuillage, une corbeille de fruits, une boîte à encens, une coupelle à eau, quelques colifichets que je ne parvenais pas à identifier et deux portraits discrets de personnalités orientales. Les invités étaient assis en cercle qui sur une chaise, qui sur un pouf, qui par terre faute de chaises pour parer au surcroît soudain d'invités. Notre hôte nous servit des rafraîchissements et fit passer une assiette assortie de petits gâteaux.
Au cours de cette première réunion, je découvrais que nombre des personnes présentes à notre arrivée étaient des pratiquants du bouddhisme. L'un d'eux animait la réunion en essayant de son mieux d'expliquer les bienfaits de la pratique, la grandeur de l'objet de culte (la calligraphie pendant dans l'autel japonais), l'efficacité de la récitation d'un mantra et surtout ses avantages sur les nombreux et complexes rituels des autres courants du bouddhisme. Cela ressemblait à un curieux assemblage entre une réunion Tupperware, un cours sur la Bible des Témoins de Jéhova et une séance de thérapie de groupe. Nous regardions et écoutions ces gens raconter leurs déboires et comment la pratique (la récitation du mantra) avait transformé leur vie et résolu leurs problèmes.

Je me suis dit : « je bois un coup. Je mange les gâteaux et je me casse... ». On nous avait présenté le bouddhisme, les enseignements de Nichiren, la calligraphie dans l'autel et l'action de l'organisation qui diffusait la bonne parole dans le monde. Puis ce fut le moment de se présenter et d'intervenir. Poliment, chacun se présenta succinctement et on nous demanda de parler. Comme tout le monde dans pareille situation, les invités n'avaient que peu de choses à dire tant il y avait de choses à digérer et à accepter en un temps assez court. A la fois arrogant et spontané (le mélange est détonnant), je pris la parole et me mis à pérorer (parfois sans fondements ou références solides) sur ce bouddhisme, le comparant à d'autres courants (dont je ne savais que peu de choses) et surtout en critiquant les arguments apportés, le rabaissant carrément à la méthode Coué.
J'étais certain, comme je l'avais souvent fait avec les Témoins qui nous rendaient visite souvent dans notre banlieue, que la discussion tournerait court et que nous serions bientôt congédiés. Patiemment et avec beaucoup de prévenance, nos hôtes tentèrent à nouveau d'expliquer les points clés de la pratique bouddhique avec des mots moins exotiques et surtout en essayant de se faire comprendre. D'autres invités posèrent des questions. Et le dialogue se poursuivit ainsi pendant deux bonnes heures. La réunion s'acheva car plusieurs personnes devaient partir et étaient venues d'assez loin, parfois de province pour l'occasion. La voisine nous confirma qu'il y aurait une autre réunion dans une quinzaine de jours et que nous étions tous cordialement invités.
En repartant, j'avais cette curieuse sensation d'avoir participé, pour la première fois, à quelque chose de stimulant et de grand. Cette sensation que l'on a en sortant d'un concert ou bien d'un événement sportif d'envergure. Et cela en dépit de l'apparence des choses, de la faiblesse de certains arguments, des maladresses et des contradictions. Nous repartions en famille avec un petit opuscule sur le Sûtra du Lotus (plus particulièrement sur deux des chapitres de cet enseignement). Ma mère semblait intéressée par ce qu'elle avait entendu. Je restais campé sur mon idée première que ces gens, des laïcs occidentaux, ne comprenaient rien à ce qu'ils professaient. Ce bouddhisme à la japonaise ne pouvait être pratiqué que par des japonais, là-bas dans leur archipel des confins du monde.

Rétrospectivement, je me rend compte combien l'individu (moi en l'occurrence) peut être aveuglé par ses conceptions a priori et ses idées reçues essentiellement bâties sur l'imaginaire et le fantasme plutôt que sur la réalité et des faits concrets. Cet aveuglement, que le bouddhisme appelle Trois poisons, est plus simple à entretenir qu'une authentique démarche d'ouverture et de rencontre. Cette dernière nécessite à la fois une curiosité spontanée, presque enfantine, et une volonté d'aller vers les autres en se défaisant de nos a priori.
Mais ce qui me frappe encore maintenant, c'est la force intérieure démontrée tantôt timidement, tantôt maladroitement, lors de ce premier contact. Si pour nous invités, la situation avait quelque chose d'irréel et de totalement dépaysant, pour ceux qui nous recevaient et qui parfois ne pratiquaient le bouddhisme que depuis quelques années, voire quelques mois, l'expérience étaient encore plus incroyable. Comment transmettre sa propre expérience intime de la spiritualité ? Comment se dévoiler à de parfaits inconnus (arrogants et cyniques comme je pouvais l'être à ce moment là) ? Et comment conserver son calme et poursuivre sa démarche bienveillante pour faire connaître une philosophie de vie ? Il fallait quelque chose qui nous fait défaut souvent : la foi.
Bien que le bouddhisme soit avant tout une philosophie et un ensemble d'outils conceptuels permettant une représentation alternative du monde, il repose essentiellement sur la foi, la conviction que les autres ont, de manière naturelle, la même capacité d'éveil que nous. Cette posture d'esprit nécessite un véritable entraînement pour être maintenue à chaque interaction avec autrui. Il est souvent plus simple de déconsidérer l'interlocuteur et de le reléguer à une position inférieure, à un statut moindre, afin de le nier, de le neutraliser.
Cette première leçon, dont je n'ai récolté les fruits que bien plus tard, je l'ai reçue lors de cette première réunion de discussion. J'ai découvert ce jour-là que tout le monde pouvait pratiquer le bouddhisme et que cela permettait à des gens ordinaires de s'humaniser davantage pour être à l'écoute de leurs prochains.

A la réunion suivante, j'apprenais que le bouddhisme n'était pas un enseignement ésotérique, compliqué et réservé à une élite monastique. Mais ça c'est une autre histoire...

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