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La nostalgie d'une époque révolutionnaire

Je l'ai déjà dit dans cette colonne, j'ai rencontré le bouddhisme il y a plus de vingt ans. C'est à la fois beaucoup et peu. Beaucoup pour les nouveaux venus qui découvrent à peine la récitation de Daimoku et espèrent recevoir un Gohonzon, peu pour les aînés qui ont résisté aux remous des années soixante, aux délires des années soixante dix, aux corporatismes des années quatre-vingt et aux conflits internes des années quatre-vingt dix.

On arrive presque au bout de la première décennie du premier siècle d'un nouveau millénaire chrétien, et je me demande bien comment on va qualifié cette décennie-ci. La décennie du culte de la personnalité ? La décennie de la dérive institutionnelle ? La décennie de la peur et de l'intégrisme religieux ? Cette dernière appellation semble bien correspondre à la réalité générale des spiritualités dans le monde et dans l'époque. Car de manière pacifiquement hypocrite ou de façon ouvertement violente, les religions sont sur le sentier de la guerre, rivalisant pour se tailler une place de choix sur la scène médiatique mondiale.

Depuis mon perchoir humide du Valois, en Picardie, je me demande bien comment on en est arrivé là. A mes débuts, les choses étaient bien différentes et le discours ambiant était celui d'une authentique révolution de velours. La révolution humaine avait un sens : celui de permettre à chacun de prendre en main sa vie et de changer la société. 25 ans plus tard, la première partie du discours est toujours valable mais la seconde est inexistante ou invisible.

La réforme individuelle, portée par une discours ambiant de développement personnel et d'auto-psychanalyse (comme une forme d'automédication), s'est appropriée le bouddhisme de la Soka Gakkai qui est ainsi perçu comme une technique. On pratique pour transformer sa vie, c'est-à-dire obtenir du confort, de l'amour et de la reconnaissance sociale. On pratique pour changer son karma, ce qui se traduit par corriger les attitudes non-conformes et contre-productives qui nous empêchent de gagner le bonheur. On pratique pour être libre, ou plus simplement énoncé pour ne plus s'encombrer de scrupules, de culpabilité, de remords ou de regrets. En soi et à un niveau purement individuel, c'est une révolution.

Mais cette révolution apporte-t-elle un changement notable et déterminant dans la société ? Nos révolutions personnelles engendrent-elles une révolution sociale ?

Non.

Si au Japon, socle du mouvement de Kosen-rufu dnas le monde, la Soka Gakkai a vu une extraordinaire renaissance de la société japonaise et de sa population depuis la capitulation jusqu'à la fin des années soixante-dix, elle a été témoin d'une longue et inexorable stagnation puis désagrégation dans les années quatre-vingt dix et après. Cette stagnation s'est déroulée symétriquement au tassement du nombre de pratiquants au Japon et à un net ralentissement du renouvellement des générations.

A la fin des années quatre-vingt en France, la Soka Gakkai avait du mal à se distinguer de l'ordre monastique, Nichiren Shoshu. Puis dès le début des années quatre-vingt dix ce fut le schisme et l'expulsion de la majorité par une caste de moines rétrogrades et corrompus. Entre 1986 et 1991, j'ai donc connu une période de révolution tant personnelle que sociale.

C'était l'époque de la cohabitation, le deuxième septennat Mitterand, une ère de communication et la montée en puissance de la finance. Les classes ouvrières s'opposaient aux classes moyennes embourgeoisées et le patronat tentait par tous les moyens de réduire l'opposition syndicale dans les entreprises. C'était aussi la grande époque des premières délocalisations, la concentration des grandes industries françaises et internationales, les prémices de la globalisation. Enfin c'était l'époque de la chute du Mur, de la désintégration de l'URSS, de la fin de la Guerre froide.

Dans un tel contexte d'explosion politique et sociale au niveau international, le discours à la fois éthique et discrètement politique de la Soka Gakkai, essentiellement porté par Daisaku Ikeda, mais aussi par une classe dirigeante au sein de l'organisation, avait quelque chose de neuf, de résolument contemporain et proposait des pistes de réflexion et d'action pour vivre dans un monde débarrassé de la confrontation permanente entre capitalisme et communisme. Et en plus, cela se déroulait, au niveau local (c'est-à-dire chez nous) d'une manière associative et dynamique, où les volontaires étaient nombreux, les bénévoles sincères et l'enthousiasme spontané.

C'était l'époque étonnante et chaleureuse des activités et des échanges aux deux niveaux de soi et de la société dans laquelle on vivait. Les propos étaient ouverts, les discours visionnaires et l'ensemble de la culture Soka était en phase avec l'actualité et le réel tant au niveau international que personnel et quotidien. Les moyens étaient frustres, maigres et parfois même inexistants mais l'on savait s'organiser, faire avec rien et produire et l'événement et l'encouragement. Le centre de Sceaux était ce qu'il était et on faisait avec. Et si l'on avait une ou deux heures à tuer, on pouvait donner un coup de main aux espaces verts, passer une couche de peinture, déménager quelques meubles devenus obsolètes.

Chacun dans son chapitre, nous avions une vie de quartier intense. Ce que les aînés n'organisaient pas, les jeunes le faisaient. Il ne se passait pas une semaine sans une activité, voire deux. Et si cela était plus fréquent en Ile-de-France, certaines régions n'étaient pas en reste et démontraient une vivacité incroyable. La révolution était en marche et les membres de la Soka Gakkai n'étaient pas seulement des personnages de fiction d'un autre âge, les Boddhisattvas sortis de la Terre, mais surtout des militants, des activistes, des participants, des animateurs et des animatrices... Ils étaient des gens.

La souffrance, les troubles, les difficultés étaient autant qu'aujourd'hui. Mais la période n'était pas aux pages larmoyantes de Pyschologies, ni aux extases éthérées du Monde des religions, et encore moins aux émissions de commisération collective qui criblent la programmation du service public. C'était le temps des crises, du travail difficile, des salaires au lance-pierre et des plans sociaux. C'était le temps des Noëls de grève sous la neige. Les gens pratiquaient ensemble souvent, en voisins. Il ne s'agissait pas de se donner des directives, mais d'être ensemble, tout simplement.

J'adorais ce temps-là.

Et même si dans les années quatre-vingt dix, j'ai vu un virage s'amorcer, j'ai continué à militer pour une Soka Gakkai sociale, proche des gens, syndicale à l'anglaise, chaleureuse comme on s'est l'être dans le Nord... bref solidaire et ouverte. Puis à mesure que la décennie quatre-vingt dix s'est écoulée, j'ai vu tout cela disparaître peu à peu, remplacé par une volonté de confort, d'être apprécié, d'avoir de la reconnaissance. L'inverse de ce le deuxième président de la Soka Gakkai avait enseigné à ses disciples.

Le centre de Sceaux est devenu une maison grise, marbré, cerclée d'aluminium et proposant d'aller voir un Gohonzon sous verre, comme s'il était la Joconde. Les activités de quartier se sont lentement éteintes pour ne devenir aujourd'hui qu'une simple réunion de lecture du sujet imposé, énième cours du Sensei, rabâché et ruminé. Les jeunes d'hier sont devenu les vieux d'aujourd'hui. Et les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas sortis de terre faute d'ouverture, de renouvellement du discours, de regard lucide sur les changements de notre temps.

A l'image de toutes les grandes révolutions de la planète : Cuba, Viet-nam, Chine, Amérique du Sud, Italie... Tout a été laminé lentement mais sûrement par le costume-cravatte, la poignée de main vigoureuse, le sourire de circonstance et le discours consensuel et convenu. Les regards qui hier scrutaient les avenirs possibles, sont tous tournés aujourd'hui vers une image factice du père, de l'homme idéal, du maître à penser, du guide... portée péniblement par un vieil homme fatigué, le regard inquiet et flétri par une image vidéo moche et indigne.

Que reste-t-il du temps de la révolution ? Quelques bribes ça et là... Quelques irréductibles profondément attachés à une tradition qu'ils et elles pensent encore vivante. Mais de mouvement, c'est l'arrêt complet, la pose figée, telle les statues qui ornent les entrées de bâtiments à Shinanomachi, QG de la Soka Gakkai Internationale.

Faut-il s'insurger ? Protester comme l'on fait les jeunes hommes en colère en 1973 dans le bureau même de Daisaku Ikeda ? Ou est-ce déjà trop tard, car faute d'une jeunesse engagée à défaut d'être sage, dynamique à défaut d'être forte, enthousiaste à défaut d'être savante, nous ne pourrons pas aller bien loin. L'époque est aux révolutions et aux combats d'idées. Et selon que nous sommes capables, chacun individuellement, de produire du changement radical dans notre environnement immédiat, l'avenir sera sur les rails du progrès, ou bien sur ceux de la destruction. Car pendant que nous ne faisons rien d'autre que nous regarder le nombril et pleurer sur nos misères, d'autres moins scrupuleux, nous préparent un avenir glauque, sombre et sans espoir.

Où que vous soyez, il est temps de sortir de l'ombre, de cesser de vous apitoyer sur votre sort ou votre apparente impuissance. Il est temps de permettre cette révolution attendue par chacun et par tous.

1 commentaires:

Pierre Alexandre a dit…

Juste une ligne pour savoir si ça fonctionne.

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